De l’avis de Jake, les clients les plus imbuvables n’étaient pas les riches, mais ceux qui l’avaient été, qui avaient amassé un gros pactole pendant le boom d’Internet et avaient tout paumé. L’éclatement de la bulle, comme on disait, en avait fait des enfoirés qui n’avaient plus les moyens de se payer un chauffeur, mais se gardaient quand même un jardinier à houspiller.
Par exemple, ce client – celui qui ressemblait à Karl Rove en plus jeune – qui sortit de chez lui au pas de charge dès que Jake eut rangé son portable dans son sac à dos.
« Vous avez réussi à le joindre ?
— Pas encore. J’ai laissé un message. »
Le client leva les yeux au ciel en grommelant.
Jake avait essayé d’être sympa avec ce minable, mais le mec était un crétin de première. Il ne consultait jamais Jake sur rien. En fait, quand Michael n’était pas là, c’est à peine s’il lui adressait la parole. Aux yeux de Karl Rove, Jake n’était pas le jeune associé de Michael, mais un simple employé, or ces e-entrepreneurs ratés ne voulaient jamais parler qu’au patron.
« Écoutez, dit Jake, c’est ma spécialité, ça fait plus de trois ans que c’est moi qui me charge des rocailles pour Michael. Si vous comptez retransformer cette fontaine en jardinière, vous aurez besoin d’un drainage et on sera obligés de percer le ciment. Vous pouvez en discuter avec Michael, mais il vous dira la même chose…
— Je n’en doute pas, Jason…
— Jake.
— Peu importe… Jake.
— Je viens d’avoir le mari de Michael, poursuivit Jake d’un ton égal. Michael règle une urgence familiale. »
Ce n’était pas tout à fait vrai, sans être faux non plus, et c’était plus simple que d’expliquer que la reine des embrouilles préférée de Michael venait de débarquer à San Francisco avec un nouveau lot d’intrigues fumantes. En plus, Michael approchait de la soixantaine et avait de sérieux problèmes avec une de ses épaules – la coiffe du rotateur pour être précis. Quoi qu’il en soit, il avait bien mérité le droit de souffler un peu.
Jake souleva le marteau-piqueur du sol en le balançant au bout de sa main, style cow-boy.
« Vous voulez que je continue ou pas ?
— Oui…, maugréa le client, mais débrouillez-vous pour que Michael me rappelle.
— Pas de souci. »
Napoléon repartit vers sa baraque, puis s’arrêta et se retourna en affichant un sale petit sourire suffisant.
« Peut-être que vous…, lâcha-t-il en se tapotant la joue de l’index. Vous avez un truc dans la barbe. »
Il sait, se dit Jake. Il sait et il se fout de moi.
Il porta rapidement sa main libre à sa joue et tenta de localiser le problème.
« Oh… c’est le marteau-piqueur. J’ai dû tomber sur un endroit humide. J’espère que c’est pas une merde de chat. »
Il essayait de faire comme si la boue et les humiliations que lui infligeait cet abruti ne lui faisaient ni chaud ni froid, mais son visage en feu le trahissait. Il détestait ces rougeurs qui le dénonçaient. Ça lui arrivait moins souvent, mais, quand c’était le cas, il virait à l’écarlate. Ce qui ne correspondait pas à l’homme qu’il était. Ou du moins pas à celui qu’il voulait être.
C’est peut-être la testostérone, se dit-il. Peut-être que ces hormones amplifient les trucs qui sont là au départ – comme pour la pousse des cheveux et la masse musculaire. Ce serait vraiment chiant… Ça paraissait peu probable, mais il pourrait toujours poser la question mercredi à la Lou Sullivan Society. Peut-être qu’il y aurait d’autres mecs qui vivaient la même chose.
Si tu réussis à ne pas rougir, mon vieux.
Le client rentra chez lui. Jake termina son boulot au marteau-piqueur et s’absorba dans la disposition des pierres pleines d’aspérités sur le dénivelé. Il les avait lui-même choisies au dépôt de Berkeley. Elles étaient miel et veinées de mauve et de rouille, et il avait plaisir à les mettre en terre en fonction de leurs affinités de couleurs et de formes. On aurait dit les pièces d’un puzzle qu’il créait à mesure qu’il l’assemblait. Quand elles seraient toutes en place, il éprouverait une satisfaction totalement différente en glissant mousse et autres plantes couvrantes dans les espaces libres. Ce serait la cerise sur le gâteau.
Peu importait qu’il fasse ça pour un blaireau. Au bout du compte, ce jardin de rocaille resterait son œuvre à lui, Jake. Il le prendrait en photo, y repenserait et l’imaginerait d’ici pas mal d’années, telle la ruine moussue d’une période révolue – sa ruine à lui –, parce que ce qu’on construit nous appartient pour l’éternité. Même quand Karl Rove sera mort ou qu’il aura déménagé, ce formidable montage de pierres dorées témoignera de son travail, constituera la preuve tangible de son passage sur terre.
Il avait dit quelque chose dans cet esprit la semaine précédente à la Lou Sullivan Society. Pas devant le groupe, ni rien – il était beaucoup trop timide pour ça –, mais en discutant juste après la réunion avec Rocco, un trans sexy qui lui avait déjà annoncé qu’il aimait les mecs. Jake avait espéré l’impressionner par son zèle professionnel, mais il n’avait réussi qu’à passer pour un allumé de la bouture. Ça n’avait pas arrangé ses affaires qu’un mec bio ultra macho vienne tourner autour de Rocco en faisant mine de s’envoyer de grandes goulées de Snapple alors qu’il attendait clairement que Jake arrête de le bassiner avec ses considérations horticoles pour lui sauter dessus. Jake avait levé l’ancre juste après, préférant la solitude à la honte.
Il n’était pas très doué pour se faire des amis. Même lors des réunions de groupe de soutien pour transsexuels, il avait l’impression d’être un Martien. Il avait cru que cela changerait dès l’instant où il aurait sauté le pas, mais se réclamer d’un autre sexe – même si c’était celui qui lui paraissait naturel – n’avait jusqu’à présent réussi qu’à lui fournir de nouveaux prétextes pour se sentir différent et de nouvelles occasions d’être humilié. Ses aventures avec des mecs bio n’avaient duré qu’une nuit au mieux ; il n’en était sorti qu’une chose positive : sa rencontre avec Michael et, du coup, son job actuel. Des tas de mecs bio ne cherchaient que la nouveauté et se désintéressaient totalement de vous une fois leur curiosité satisfaite ; quant aux autres trans mecs, soit ils arpentaient le Lone Star à la recherche d’ours bio bien bourrés, soit ils flirtaient avec des lesbiennes lipstick au Lexington Club. Ils n’en avaient rien à cirer de Jake.
Pourtant, son désir de se « réaliser » n’avait jamais faibli. En fait, après avoir commencé la testostérone, il avait eu encore plus envie d’être opéré. Alors il économisait en attendant le jour de la délivrance. De toute façon, il avait à peine plus de trente ans ; l’homme de ses rêves pourrait bien patienter jusqu’au jour où la tuyauterie serait en place. Pour le moment, l’homme de ses rêves, c’était lui, tout le reste n’était que distraction inutile.
D’ailleurs, il y avait des choses autrement plus urgentes que de se trouver un partenaire. Comme pisser de façon crédible par exemple. Ce n’était pas trop grave à San Francisco où les gens ne s’étonnaient de rien, mais la simple perspective que quelqu’un le mate dans un urinoir à Bakersfield ou à San Leandro, par exemple, le rendait malade. Après tout, Michael l’envoyait souvent en expédition dans des pépinières de banlieue au trou du cul du monde. Du coup, Jake avait dû se procurer une Freshette, si si – un engin de miction composé d’un entonnoir et d’un tube télescopique que les femmes bio utilisaient en camping.
Il avait porté ce bazar dans son boxer plusieurs jours de suite avant de se rendre compte – dans un bus bourré d’écoliers, rien de moins – que l’entonnoir lui faisait comme une érection en dôme assez curieuse. Il avait donc bricolé la Freshette pour lui donner une taille moins gênante, puis avait enfilé le tube dans un petit gode souple qu’il avait déniché à Good Vibrations – un packy, ainsi qu’il l’avait appris ce jour-là –, exactement ce qu’il lui fallait : un truc qu’on pouvait sortir de sa braguette quand il était impossible de s’isoler et qui faisait vrai.
Il y était presque.
Jake vivait depuis trois ans dans le Duboce Triangle avec une personne qu’il considérait comme sa « mère trans ». Anna Madrigal frisait les quatre-vingt-dix ans, mais elle était toujours fringante. Victime d’une attaque cardiaque quelques années auparavant, elle avait passé plusieurs jours dans le coma, mais s’était remise et affichait depuis la joyeuse bravoure de celle qui a réchappé d’une catastrophe aérienne. Elle avait moins d’énergie, mais on la croisait encore dans le voisinage en kimono et baskets, look qui faisait parfois limite pauvresse. Jake savait que ce n’était pas le cas. Depuis qu’elle avait vendu la maison de Russian Hill où elle avait été la logeuse de Michael dans les années soixante-dix, Anna disposait d’un bon pécule.
Anna tenait beaucoup à son indépendance, aussi Jake ne se présentait-il jamais comme son homme de compagnie ou son auxiliaire de vie, même si, pour lui, c’était son rôle – ce dont il était fier. Dans la communauté transsexuelle locale, Anna était une sorte d’icône, si bien qu’il s’estimait privilégié de veiller sur la vieille dame et de se charger des tâches trop lourdes pour elle. Mais, bien entendu, c’était surtout un bonheur de vivre à ses côtés.
C’était pour cette raison qu’il rentrait déjeuner ce jour-là. L’aller-retour entre Pacific Heights et le Duboce Triangle allait lui bouffer les trois quarts de sa pause, mais il avait sérieusement besoin d’une dose d’Anna, même modeste. En entrant dans l’appartement, il ressentit un coup au cœur en ne la voyant pas dans son fauteuil préféré à côté de la fenêtre.
« Hou-hou », cria-t-il en imitant le salut bébête qu’elle utilisait de temps à autre.
Il n’avait encore jamais fait ça et se surprit lui-même.
N’obtenant pas de réponse, il s’engagea dans le couloir menant aux chambres.
« Anna… je nous ai pris des sandwichs au coin de la rue. »
Toujours pas de réponse. La chambre d’Anna étant vide, il en déduisit qu’elle était sortie faire une promenade. Bien fait pour lui, ça lui apprendrait à ne pas téléphoner avant, mais il éprouvait toujours un plaisir fou à voir son visage s’illuminer quand quelqu’un débarquait à l’improviste.
Il alla se chercher un verre de jus de fruits à la cuisine et c’est là, sous un rayon de soleil, qu’il la trouva. Elle gisait par terre, sur le côté, la tête tournée. Sa vieille chatte, Notch, était perchée sur sa hanche, la mine grave, comme si elle montait la garde. Jake se sentit blêmir aussi rapidement qu’il pouvait rougir.
« Oh, non », murmura-t-il en s’approchant.
Toujours en équilibre sur la hanche d’Anna, la chatte se redressa et, totalement indifférente à ce qui se passait autour d’elle, s’étira paresseusement. Le souffle court, Jake bredouilla :
« Oh, mon Dieu ! Mon Dieu…
— On n’a pas encore besoin de lui », répliqua Anna avec fermeté.
Jake poussa un soupir de soulagement et s’accroupit à côté d’elle afin de voir son visage. Notch sauta de son perchoir et s’éloigna d’un pas leste.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je faisais un petit somme.
— Par terre ?
— On y est bien. Le lino est tellement doux et frais, je comprends pourquoi Notch s’y plaît. »
Il se demanda si Anna n’avait pas perdu la tête, mais repoussa cette idée.
« Vous êtes tombée, c’est ça ?
— Peut-être un peu.
— Quand ?
— Il n’y a pas longtemps. Va savoir ! J’ai dormi. »
Elle lui tendit le bras.
« Donne-moi un coup de main, mon chou.
— Non… attendez… Vous avez peut-être quelque chose de cassé.
— Pas de mélo. Je n’ai pas mal. J’étais en train de reprendre mon souffle et je me suis endormie, c’est tout. »
Jake l’aida donc à s’asseoir une minute avant de la prendre dans ses bras et de la relever. Bien que faisant dix centimètres de plus que lui, elle était étonnamment légère et il eut la sensation d’enlacer une frêle créature de velours et d’os. En la portant dans le couloir, il perçut l’odeur de son parfum, Devon Violets, se rappela-t-il, nom qui l’avait toujours intrigué, vu que les violettes – celles qu’il connaissait en tout cas – n’avaient pas d’odeur.
« Où est-ce que tu m’emmènes ? s’écria Anna.
— Sur le fauteuil. On va manger nos sandwichs. »
Elle leva les yeux et gloussa.
« J’ai l’impression d’être Scarlett. »
Il ne comprit pas.
« Johansson ?
— Non, mon petit… O’Hara.
— C’est qui ?
— Oh… que c’est déprimant.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Rien, mon chou. Je suis bête, c’est tout. »
Anna toucha à peine à son sandwich, mais engloutit le petit gâteau, un cupcake au chocolat qu’il avait pensé à acheter au dernier moment. Il avait lu quelque part que les personnes âgées perdaient leurs papilles les plus sensibles, si bien qu’à la fin seules les choses très sucrées retenaient leur intérêt. Il se demandait si c’était vrai et s’il ne fallait pas qu’il essaie de donner un côté plus « dessert » aux plats principaux. Mais il n’était pas très doué dans ce domaine – ou du moins ne se montrait guère passionné ; Anna était bien meilleure en cuisine qu’il ne le serait jamais.
« C’était délicieux, déclara la vieille dame en tapotant les miettes sur son menton avec le mouchoir en papier qu’elle avait l’habitude de coincer dans sa manche. Très gentil de ta part, mon chou.
— Il faut que je reparte vite, lui confia-t-il. Michael ne travaille pas.
— Oh, non ! Son épaule ?
— Non… enfin, elle lui fait toujours mal, mais… il passe la journée avec son amie du Connecticut. »
Anna enregistra l’information et battit des paupières en le fixant de ses yeux bleus vitreux.
« Mary Ann est ici ?
— Hmm. »
Anna se rejeta en arrière, les sourcils légèrement froncés.
« Pourquoi cette réponse ?
— Je n’ai rien dit. J’ai fait « Hmm ».
— Oui, mon chou… mais le ton sur lequel tu as dit ça. »
Jake haussa les épaules.
« Je la trouve juste… un peu chiante. »
Anna réagit avec vivacité.
« Tu ne l’as rencontrée qu’une fois. »
Jake s’en souvenait très bien. Mary Ann était arrivée à San Francisco (à bord du jet privé de son mari, rien que ça) alors qu’Anna était déjà dans un coma profond. Le geste était assez sympa, d’après Jake, mais Mary Ann n’aurait jamais rien su de l’accident d’Anna si Michael ne s’était pas démené pour la retrouver. D’accord, elle devait être tendue à la perspective de revoir des amis qu’elle n’avait pas vus depuis des décennies, mais, au-delà de ça, cette nana avait quelque chose d’intimidant : une certaine réserve qui avait donné à Jake la sensation d’être immédiatement jugé et rejeté.
Depuis ce jour, Mary Ann et Michael s’étaient énormément parlé par téléphone. D’après Ben, qui partageait l’opinion de Jake sur cette Mary Ann, elle appelait au moins quatre fois par semaine pour vider son sac. Et il était toujours question d’elle : son mari distant, son beau-fils ingrat, son rêve déçu de devenir présentatrice vedette du journal télévisé, sa soirée vraiment pourrie au country club. D’après Ben, il était rare que Michael réussisse à en placer une.
« Je ne la déteste pas, expliqua Jake. Simplement, elle ne m’emballe pas. »
Anna le regarda sérieusement par-dessus sa tasse de thé.
« Tu sais pourquoi elle est là ? »
Jake fit signe que non.
« Même Ben n’en sait rien. Ses raisons, elle les garde pour un tête-à-tête avec Michael.
— Et c’est quand ?
— Maintenant… je suppose. »
La vieille dame acquiesça d’un air grave, en fixant de ses yeux pareils à du verre dépoli le sycomore de l’autre côté de la rue. Jake se demanda si elle se sentait blessée, laissée sur la touche. Mary Ann, son ingénue de Barbary Lane, lui avait été très chère à une époque.
Anna tripota une mèche de ses cheveux blanc neige, puis la coinça derrière son oreille.
« Je me demande si Shawna est au courant », dit-elle à mi-voix.